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L’impact de la révolution digitale sur l’art contemporain

Internet fascine et révulse, mais dans une large majorité des cas, il est très mal compris du monde de l’art. Par monde de l’art, j’entends toute la chaîne de valeur de l’art contemporain.

On prend à tort internet comme une innovation technique, un simple canal de communication, c’est une erreur. Internet, inscrit dans la révolution numérique globale, est un nouveau réel. C’est un réel digital qui s’additionne au réel physique en produisant dans ce dernier des changements de paradigmes brutaux. Toutes les activités humaines sont touchées.

Trois tendances majeures sont à l’origine de l’émergence de ce nouveau réel : l’accroissement exponentiel de la puissance informatique (La Loi de Moore qui accompagne de fait la baisse exponentielle des coûts), l’émergence d’un désir générationnel de créer en dehors des institutions établies et la rentrée dans un cycle d’innovations ininterrompues.

Récemment, j’ai lu un article de Douglas Copland qui, partant du fait qu’il y ait une forte lassitude au sein même de l’art contemporain, émettait cette hypothèse : « What if tech itself is the next big thing in the artworld ? ». On sent que Copland, ainsi que de nombreux autres auteurs, essayent de nommer le changement de paradigme artistique qui se prépare. Malheureusement, sa formulation enferme la révolution numérique dans un phénomène technique alors que c’est un phénomène sociétal, anthropologique. Elle réveille chez ses protagonistes des attitudes nouvelles, c’est ce que Colin et Verdier ont appelé la Multitude.

Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité : « Young Teach the Old ». Le monde de l’art a besoin de prendre conscience des contours du nouveau paradigme, qui est sur le point d’émerger.

Codex THE FARM derrière internet

Codex THE FARM derrière internet

Renaissance

Dans la seconde moitié du XVème siècle, de nombreux érudits des états italiens décrivaient leur époque comme une crise de la société. Or, l’histoire présente cette époque comme une des plus productives en terme de génie humain. Ma thèse, c’est que nous vivons une nouvelle Renaissance ; et là où le Quattrocento a jeté les bases de l’époque moderne, la contemporanéité est en train de bâtir l’époque de l’exponentiel. L’avantage de cette thèse c’est qu’elle procure de l’enthousiasme et permet de se prémunir face à la quantité de rentiers du statu quo.

Pour en revenir à la comparaison avec la Renaissance italienne, l’Histoire nous offre ses causes. A la chute de l’Empire romain d’Orient, en 1453, une grande quantité d’ouvrages antiques ont traversé la Méditerranée pour arriver dans le plus grand centre marchand : Venise. De là, les ouvrages se répandirent en Italie puis dans toute l’Europe. Cet accès à un Âge d’or de la pensée humaine a radicalement transformé la société. Aujourd’hui, Internet crée un phénomène analogue dans la mesure où l’internaute prend conscience de l’immensité du potentiel créatif humain (90% du contenu numérique a été créé ces deux dernières années). C’est un raz-de-marée d’informations.

1453 = 1993

Dans cette logique de comparaison entre ces deux périodes, on est amené à se poser la question de l’art. Si la Renaissance a créé la conception moderne de l’art (émergence du statut d’artiste par rapport à celui d’artisan), on peut se poser la question de la contemporanéité. Comment notre Renaissance se traduit-elle dans l’art actuel ? Les artistes ont-ils seulement conscience du nouveau réel ? Y a-t-il d’ores et déjà des chefs-d’œuvre annonciateurs du changement de paradigme ?

Multitude Vs Statut Quo

Avant de rentrer dans le vif du sujet, les contours du nouveau paradigme artistique, il faut évoquer les caractéristiques de ses protagonistes. J’entends ici, l’anthropologie de l’enfant du digital, celui qui compose la multitude. Un raccourci consiste à faire de la révolution numérique une opposition de génération. On oppose les Y aux Boomers. C’est une erreur fondamentale car la question ne se pose pas en terme de générations mais en terme d’attitude. Les enfants de l’internet, ceux qui composent la multitude, ne partagent pas les mêmes âges, origines sociales, idéologies mais un nombre de caractéristiques communes à l’origine des changements de paradigmes actuels.

La multitude a été théorisée par l’excellent ouvrage de Colin et Verdier qu’il est nécessaire de lire pour comprendre où l’on est et où on va. Le numérique distribue le pouvoir loin des organisations vers les individus. Ce basculement du pouvoir fait qu’il y a dorénavant plus de pouvoir en dehors des institutions qu’à l’intérieur. Le point culminant de ce basculement sera probablement la blockchain dans quelques années. Ainsi, les enfants de la multitude sont éduqués, équipés, connectés et j’ajouterai motivés.

Une des caractéristiques fondamentales de la multitude c’est la jouissance qu’elle tire de la « commoditisation ». C’est à la fois une cause et une conséquence des changements de paradigmes. Une quantité de choses deviennent des commodités lorsqu’avant la révolution digitale elles étaient rentes ou compétences. En premier il y a l’information. On croule sous l’information, on a accès à n’importe quelle information et si elle n’est pas sur Google il suffit de poser la question sur Quora. De cela découle l’expertise. De plus en plus, il est possible de se former ultra rapidement à une quantité de compétences qui tend vers l’infini. Wikipedia, Les Moocs, Coursera, les Tutos, Médium partagent le savoir à un tel degré qu’il suffit de quelques mois pour apprendre ce que l’on veut et à son tour enrichir l’apprentissage dont on a bénéficié. Tout est affaire de cercle vertueux et d’exponentiel dans la révolution digtiale.

La multitude a un pouvoir démiurgique de création. Chaque minute plus de 50’000 photos sont publiées sur Instagram, près de 4 millions de statuts Facebook et plus de 1’500 articles rédigés uniquement sur WordPress. Bienvenue en 1453. On dit qu’en histoire de l’art, on ne crée jamais sur un terrain vierge, que Basquiat prolonge Picasso, Picasso Cézanne, Cézanne Chardin … Avec la révolution numérique, on a la sensation que c’est la fin de l’idée, tout est sur la table, il n’y a plus qu’à se servir.

Il serait nécessaire de poursuivre cette énumération mais cela est suffisant pour brosser l’attitude de la multitude, qui nous amène à présent à évoquer le monde de l’art. La multitude est précisément le changement de paradigme qui va heurter le monde de l’art pour deux raisons : premièrement par simple effet de succession de générations (il est vrai que la multitude est plutôt jeune et que les intérêts se déplacent vers cette population) et deuxièmement, car les enfants du numérique rentrent dans toute la chaîne de valeur de l’art contemporain (du producteur au consommateur).

Artistes

Comment se manifeste la multitude chez les artistes ? Quelles sont ses conséquences et quelles formes les œuvres prennent-elles ? À toutes ces questions, je ne peux pas répondre de manière structurée car je ne sais pas où l’on va. La seule chose à faire, c’est de constater les phénomènes présents.

Constatons ce qu’est un artiste contemporain pour commencer. Je suis souvent frappé par le conservatisme de certains jeunes artistes. On enseigne dans les écoles d’art comment rentrer le plus vite possible dans le monde « professionnel » de l’art, comment s’y exprimer et quelle rhétorique adopter. Par ailleurs, les débats sont très souvent placés sur le terrain de la moralité. Je pense que les artistes doivent s’émanciper de ces logiques qui les déterminent dans le meilleur des cas, les sclérosent dans le pire.

La multitude crée un effet quantitatif sur les artistes : il n’y a jamais eu autant d’artistes « professionnels » qu’aujourd’hui. Cela accompagne logiquement l’accroissement de la population humaine et l’augmentation de son niveau de vie mais la révolution numérique est en train d’y jouer un grand rôle. Tout d’abord, il n’a jamais été aussi facile de devenir plasticien, vidéaste, musicien… Faire de l’art devient une commodité. La formation artistique n’échappe pas au phénomène que nous avons décrit plus haut : on peut se former très rapidement à n’importe quelle pratique artistique très rapidement et pour très peu d’argent. L’inspiration devient une commodité. À la Renaissance, le voyage en Italie était un passage crucial dans la carrière des artistes nordiques et français. Aujourd’hui, tout peut se faire depuis une connexion au Wi-Fi. Entendons- nous bien, je ne dis pas qu’internet remplace l’expérience physique, je dis simplement que le réel digital en offre un parfait avant-goût qui peut se révéler suffisant. Le financement est une commodité. Trouver des fonds pour créer n’a jamais été aussi simple. Le Crowdfunding, l’appel aux dons, le modèle freelance rendent la création « professionnelle » plus facile. Enfin et surtout, la distribution. Elle subit de plein fouet la révolution digitale. La quantité de plateformes digitales permet à chaque artiste d’y trouver ses amateurs et d’avoir une relation directe avec eux.

Le nouveau champ de bataille de la création artistique c’est l’exécution. La différence entre un génie et un artiste normal n’est plus le concept mais la façon dont l’artiste exécute son œuvre. À ce titre, mon avis très personnel est que le film de Banksy, Exit through the GiftShop (2010), est en soi le premier chef-d’œuvre de l’art de la multitude. À l’image de l’ensemble des travailleurs, la diversification des compétences et de l’exécution est de plus en plus nécessaire. L’artiste de la multitude se rapproche de Léonard, un artiste complet capable de naviguer entre différentes pratiques artistiques, d’ingénierie, de promotion…

La révolution digitale a été grandement profitable aux artistes, elle facilite leur activité même si elle accroît la concurrence. En revanche, la situation pour les intermédiaires est beaucoup plus problématique.

Intérmédiaires

Je traite ici à la fois des intermédiaires marchands et non marchands.

Les entités commerciales du marché de l’art, galeries, marchands, advisors et maisons de ventes sont face à la révolution numérique comme face à un tsunami. Il n’y a aucune façon d’échapper à un tsunami sauf à être sur la vague. Or, aucune instance ne surfe actuellement sur cette vague. Qu’elles se rassurent, le tsunami n’est pas encore assez grand pour ravager toutes les côtes. Cependant, le marché de l’art doit avoir conscience de deux phénomènes du paradigme numérique : Software is eating the world et Winners takes all. Le premier phénomène renvoie au célèbre article de Marc Andersson. Il signifie que le marché de l’art ne pourra pas échapper au tsunami. Le Software mange tous les pans de l’activité humaine. Il a commencé par les activités les plus simples à disrupter, dont les actifs étaient immatériels (musique, cinéma, communication, e-commerce, information) et se dirige vers l’ensemble des filières (éducation, monnaie, bientôt souveraineté ?). Nous sommes à une étape où le marché de l’art voit émerger quelques initiatives. Une des plus prometteuses pourrait être Artsy. Le marché l’a bien compris et la startup compte parmi ses actionnaires Larry Gagosian et Damien Hirst. Néanmoins, le software gagnant n’a pas encore émergé. Une chose est certaine : la startup victorieuse sera celle qui s’alliera à la multitude. Et elle ne se contentera pas de manger un bout du marché mais remplacera la totalité des acteurs : winners takes all. Les acteurs traditionnels doivent être conscients qu’il faut en urgence revoir leur business model et la chaîne de valeur. La seule question qu’ils doivent se poser, c’est : comment faire alliance avec la multitude !

En ce qui concerne les intermédiaires non marchands : musées, centres d’art, écoles publiques, la situation est tout aussi tendue. Certes, ils ont le confort des subventions publiques mais ils ne doivent pas pour autant se sentir à l’abri du tsunami à venir. Je trouve que certains musées sont néanmoins extrêmement dynamiques et ingénieux sur internet, bien plus que de nombreuses autres filières. Le problème de ces institutions est qu’elles sont l’antithèse de l’alliance avec la multitude. Ce problème est génétique. En effet, elles incarnent le statut quo, elles sont là pour valider, elle sont l’épicentre du pouvoir de légitimation. Leur arme pour exercer leur activité est la rhétorique. Le logo est utilisé par l’art contemporain pour l’écarter de la multitude, or lorsque la tsunami de la révolution numérique sera passé, il faudra s’adresser à la multitude. Je pense donc que le winner takes all du musée sera celui qui aura pour seule obsession de répondre à cette question structurelle : comment faire alliance avec la multitude !