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Les modalités d’un basculement paradigmatique, vers un art de la multitude

Vous le sentez aussi, n’est-ce pas ? Que ce soit au niveau sociétal ou au niveau purement artistique, on est sur un point de bascule. L’art contemporain est arrivé au bout d’un chemin, il est sur une crête et est prêt à basculer vers une nouvelle direction. Ce n’est plus à cause d’un manque de place mais à cause d’un manque d’oxygène que le radicant post-moderne ne pousse plus. Nous sommes très clairement dans cette période de changement de paradigme artistique.

Le 5 décembre dernier, nous avons lancé Unchain My Art avec The Family, un cycle de conférences dédié aux artistes à l’âge entrepreneurial. Ce programme trimestriel ouvert à tous les créateurs a trois principaux buts : offrir un enseignement, un accès à un nouveau mindset et à un nouveau network

Pour ceux qui ne connaissent pas encore ce lieu à Paris, The Family est une société d’investissement offrant aux startups capital, éducation et network. En 4 ans d’existence, les trois cofondateurs, Zagury, Ammar et Colin ainsi que leur équipe ont créé un véritable mouvement s’inscrivant dans notre nouvelle époque, l’âge entrepreneurial.

Pour ouvrir Unchain My Art, j’ai eu la chance de pouvoir partager quelques-unes de mes convictions sur l’art d’aujourd’hui. Je vous propose dans cet article de revenir sur les points clés et de les développer.

Mon postulat de départ, c’est que nous assistons à l’émergence d’un nouveau paradigme qui est en train de remplacer l’art contemporain tel que nous le connaissons depuis les années 80. Cette mutation s’effectue selon des modalités plus ou moins similaires à celles décrites par Nathalie Heinich dans Le paradigme de l’art contemporain, structures d’une évolution artistique. La sociologue a décrit le phénomène historique de l’émergence d’un art contemporain nouveau remplaçant un art moderne ancien dans l’histoire de l’art. Même s’il est trop tôt pour définir clairement le nouveau paradigme artistique, on peut dans une logique de commodité l’appeler « l’art de la multitude ». Du reste, l’appellation en tant que telle n’a qu’une moindre importance face au nouveau mindset, épicentre de la rupture.

L’art de la multitude émerge à travers huit modalités :

1. Renaissance

Les courants artistiques, les esthétiques ne naissent jamais sur un terrain vierge. Ils sont toujours influencés par le contexte politique, économique et social. Or aujourd’hui, j’ai la conviction profonde que nous vivons une renaissance comparable à celle du quattrocento et du cinquecento. De la révolution digitale passée à la convergence des NBIC à venir, nos sociétés vivent en permanence des tsunamis d’innovation qui façonnent le réel.

À l’inverse du climat anxiogène distillé par les anciens systèmes de pouvoir prophétisant destruction, incertitude, ubérisation et autres troubles, nous sommes en train de bâtir quelque chose de nouveau requérant optimisme et dynamisme ; quelque chose à nous.

L’art de la multitude est imprégné par ce contexte renaissant, les artistes en ont parfaitement conscience et créent des œuvres en relation directe avec les mutations sociétales. Technologie, surveillance, écologie, disruption, NBIC, plutonomie … sont des thèmes récurrents chez ces artistes.

TO DO ARTISTE : Dépensez votre énergie et votre temps à arpenter cette nouvelle renaissance. Sortez des anciens cadres excluants pour vous tourner vers ceux qui façonnent ce nouveau monde : scientifiques, startupers, ingénieurs … Vous y trouverez un vivier intarissable de sens et d’inspiration.
Leonard de Vinci, Homme de Vitruve, 1490, Galeries de l'Académie

Leonard de Vinci, Homme de Vitruve, 1490, Galeries de l’Académie

2. Le concept d’un art de la multitude

Le terme de multitude fait référence à Nicolas Colin qui, dans l’âge de la multitude, décrit notre génération comme hyper éduquée, équipée et interconnectée. Nous créons collectivement plus de valeur en dehors des institutions qu’à l’intérieur.

Ce paradigme n’émerge pas de façon radicale mais vit entre cohabitation et indifférence avec l’art contemporain. Si on se replace dans la seconde moitié du 19ème siècle, on observait des affrontements féroces entre anciens et modernes. Chaque nouveau mouvement artistique se réclamant de la modernité s’opposait à l’académisme. C’est le cas du groupe des impressionnistes, des post-impressionnistes, des fauvistes, des cubistes. Plus proches de nous, les pionniers de l’art contemporain étaient eux aussi opposés aux artistes modernes. C’est le cas principalement des artistes minimaux et conceptuels américains face aux expressionnistes abstraits, les nouveaux réalistes en France, Fluxus …

Les artistes de la multitude eux ne sont pas dans l’affrontement frontal. Ils créent dans le contexte de l’art contemporain mais imaginent dans leurs œuvres et dans leur médiation de nouvelles voies. Ceci est une caractéristique partagée par nos générations. En effet, la grande majorité des artistes de la multitude sont issus de la génération Y et Z, c’est-à-dire nés dans les années 80 et 90.

Les artistes de la multitude, à l’inverse de leurs ainés, ne sont plus dans la transgression mais dans une recherche de construction. Ils dénoncent et ne s’en contentent pas, ils proposent, suggèrent, incitent … bâtissent. En maitrisant parfaitement la technologie, ils sont intrinsèquement médiateurs de sa culture, de la culture internet qui constitue le socle commun et fait office de manifeste. Ils peuvent fièrement affirmer : Youth Teach the Old.

TO DO ARTISTE : Behave like a thug

Hennessy Youngman, ART THOUGHTZ: How to Make an Art, 2011 (@HennessyYoungman sur Youtube)

3. We are YZ

Donc Youth Teach the Old !

Nommons les choses. Oui, les artistes de la multitude sont majoritairement des Y et des Z. Certes, les anciennes générations ont créé les possibles et le contexte dans lequel nous évoluons, mais le mindset (une fois encore, désolé d’insister) d’un art de la multitude est propre à notre génération.

On peut une énième fois lister les caractéristiques de notre génération comme le font si bien les publicitaires et les managers : inclassable, narcissique, individualiste, indisciplinée, hyperconnectée, rapide, impatiente, créative, barbare…

Les artistes de la multitude sont tout ça à la fois, comme leurs camarades.

Mais ce que nos aînés ne voient ou ne comprennent pas, c’est que cet état, on l’accepte, on l’assume.

TO DO ARTISTE : Be yourself

4. Artists are entrepreneurs

À travers l’histoire de l’art, l’imaginaire populaire a collé plusieurs étiquettes aux artistes : les romantiques étaient les artistes maudits, les modernes étaient les démiurges, les artistes des années 1990/2000 étaient les financiers et les artistes de la multitude seraient les entrepreneurs.

Le terme entrepreneur est souvent mal compris et lorsqu’il suit celui d’artiste, il en devient quasi systématiquement une insulte. Oussama Ammar décrit très bien le terme dans cette conférence. Lorsque l’on parle d’entrepreneur, on parle de la nouvelle génération de startupers désireux d’indépendance mais également ayant la volonté de changer le monde en brisant le statu quo. Ce sont ces caractéristiques qui font des artistes de la multitude des artistes entrepreneurs.

L’attention d’un artiste de la multitude se porte à égalité sur son œuvre et sur sa promotion. Ces deux éléments sont les composantes d’une même pièce.

TO DO ARTISTE : End with the bullshit and the morality. Disrupt the frame

5. Commoditisation de la promotion

L’artiste entrepreneur ne rentre pas dans un système de légitimation déjà établi, il cherche à créer sa propre matrice de promotion. En un autre terme, c’est un artiste hacker.

Les 30 dernières années ont offert aux artistes de la multitude toutes les clés pour assurer leur propre promotion indépendamment (ou quasi indépendamment) de tout système. Cela passe par des concepts et des outils.

Tout d’abord les concepts. Lorsque l’on évolue dans une époque ultra libérale et ultra marchande, il est naturel de développer dans un premier temps une accoutumance aux systèmes marketing, et dans un second temps une véritable expertise inconsciente. On devient d’ailleurs des marketeurs de notre propre personne, on sait se vendre, se rendre désirable… Ces concepts, les artistes les mettent en application lorsqu’il s’agit de promouvoir leurs œuvres. Ils sont conscients des images, des verbatims à utiliser pour être placé dans une catégorie ou dans une autre. Il est d’ailleurs assez surprenant de voir que dans certaines relations jeunes artistes-vieux galeristes, les artistes maîtrisent infiniment mieux l’art de marketer leurs œuvres (encore une fois, c’est générationnel).

Ensuite les outils. Évidemment, internet placé comme outil torpille le statut quo, désormais intenable. Les possibilités pour un artiste de la multitude sont infinies. Grâce à internet, l’artiste de la multitude devient inévitablement une marque. Il est à la fois un support médiatique de diffusion de son œuvre artistique mais constitue aussi un système commercial propre. De plus, en hackant intelligemment les outils à sa disposition (rappelons qu’ils sont gratuits, disponibles et performants), il peut émerger de façon considérable. Aussi, à l’âge de la multitude, un artiste hacker peut avoir infiniment plus de succès par lui-même que par un système d’intermédiaire.

TO DO ARTISTE : Scale your impact

6. Commoditisation de l’oeuvre

Parallèlement à la commoditisation de la promotion, on observe une commoditisation de l’œuvre en tant que telle ou du moins de sa consommation. Notre accès à la culture artistique est aujourd’hui infini et le fait d’être en contact direct avec les œuvres d’art de tous types participe inévitablement à leur commoditisation. Ce phénomène rend les nouvelles productions artistiques visibles et nous donne l’impression d’un accroissement de cette dite production. Un autre élément accentue cela. Face aux évolutions de la société et à l’éclatement des carrières professionnelles, le choix d’une carrière artistique apparaît de plus en plus rationnel. On choisit désormais avec moins de freins le fait de devenir artiste.

Je pense que ce phénomène de commoditisation de l’œuvre ira en s’accentuant et que l’on consommera les œuvres d’art comme n’importe quel autre produit. L’aura de l’œuvre, dont parle Walter Benjamin dans L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, aura muté. Je me dois de rappeler après cette hypothèse qu’elle n’est en rien un plaidoyer mais plutôt une observation, une hypothèse.

TO DO ARTISTE : Scale your impact

7. Accélération des carrières artistiques

Ce double phénomène décrit précédemment comme tendance à long terme a un impact concret sur le monde de l’art actuel : l’accélération des carrières artistiques. Évidemment, il s’agit de replacer cela dans un contexte global, celui du trading haute fréquence au millième de secondes, des trending topics Twitter, du Buzz internet…

L’obsession des « emerging artists » dans le monde de l’art contemporain illustre ce septième point. Face au torrent d’informations commoditisées, on a le sentiment de ne plus arriver à reconnaître les grands artistes. Par conséquent, il faut s’intéresser à des artistes de plus en plus jeunes. Les carrières sont de plus en plus rapides et courtes car les projecteurs se penchent de plus en plus rapidement et intensément sur les nouveaux créateurs. Si bien qu’il n’y a rien d’exceptionnel à attirer ces lumières mais ça l’est bien plus à les maintenir allumées.

Ce phénomène est également à imputer à un système de légitimation (marchand et institutionnel) en perte de légitimité, d’autorité et d’impact. Dans le basculement dans lequel nous vivons, dans cette instabilité perpétuelle, toute prédiction est incertaine, toute praticabilité vaine. Bientôt, les choses auxquelles on accordait de la valeur : diplômes, institutionnalisation et autres n’en auront plus. Il s’agit donc de se concentrer une fois après l’autre sur le 0 et le 1.

TO DO ARTISTE : Do things that don’t scale

8. TO DO ARTISTE : Seek for the multitude and Pay it Forward