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On vous propose aujourd’hui le deuxième volet de sa trilogie consacrée au Big Data. Cette année, la société Artprice fête ses 20 ans. Retour sur la saga de l’entreprise fondée par Thierry Ehrmann en 1997… On vous parle d’un temps où – presque – personne ne connaissait encore Internet.

« Leader mondial de l’information sur le Marché de l’Art », « valeur mythique », ou encore « société immortelle »… De toute évidence, nul superlatif ne convient à la superbe d’Artprice. Tout du moins cela semble-t-il être le cas à en croire Thierry Ehrmann, le fondateur de la société.

Thierry Ehrman

Thierry Ehrman

L’homme, il est vrai, est peu enclin à la modestie… Le personnage est connu pour être à la fois obscur et haut en couleurs. Depuis toujours, Thierry Ehrmann se pose en ardent défenseur de l’anarchisme, de l’occultisme et de la polygamie.

Depuis son trône maudit, le dirigeant emblématique d’Artprice se fait disrupteur devant l’Éternel. Il tient un blog personnel, sur lequel il fulmine des textes comme autant de déclarations grandiloquentes au phrasé plutôt revendicatif.

On aime ou on aime pas. Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : avec Artprice, Thierry Ehrmann est l’un des premiers à avoir inauguré en France l’ère du marché de l’art 2.0. Son esprit d’entreprise a permis de placer la data au centre des préoccupations d’un secteur pour le moins traditionnel. Et on lui doit au moins ça.

Le monde selon Artprice

C’est en 1987 que Thierry Ehrmann fonde le Groupe Serveur, grâce auquel il fera rapidement fortune. Dès le départ, son flair l’oriente vers un domaine encore abstrait pour beaucoup de gens : l’accumulation de données informatiques.

À la fin des années 1980, les enjeux d’Internet ne sont encore compris que par une poignée d’initiés (surtout en Europe). Thierry Ehrmann élabore ses premières bases de données dans le domaine des conventions collectives. Il crée sur le Minitel une banque rassemblant des informations juridiques et économiques, qu’il revend ensuite à de nombreux professionnels (juristes, avocats, patrons, grands groupes…).

L’affaire se transforme rapidement en une véritable mine d’or pour son propriétaire. Or, elle tombe au bon moment : car dès la fin des années 1990, Internet devient un terrain d’avenir prometteur qui attire de nombreux investisseurs.

En 1997, Thierry Ehrmann franchit le pas décisif. Il rachète l’ADEC, un catalogue recensant des milliers de résultats de ventes du marché de l’art dans le monde entier. En d’autres termes, le Graal de l’information en la matière. C’est ce recueil qui constitue le noyau des données informatiques d’Artprice.

Le reste s’enchaîne assez vite. En 2000, le titre Artprice est introduit en bourse. Dans les premiers temps, il connaît un succès fulgurant. Aujourd’hui, l’euphorie des débuts est quelque peu retombée… L’état réel de la santé financière d’Artprice demeure difficile à évaluer, et Internet ne fait plus autant rêver les investisseurs.

Mais au-delà des faits, l’objet de la société reste d’actualité : l’accumulation de données se situe au centre de la stratégie de nombreux acteurs, y compris dans le marché de l’art…

Cours de l'action Artprice

Cours de l’action Artprice

Dès le lancement de son activité, Artprice se fixe un objectif clair : accumuler le maximum d’informations sur le marché de l’art depuis le XVIIe siècle jusqu’à nos jours. Le but étant, à terme, de détenir le vrai pouvoir de notre temps : l’information. Pour en faire quoi, vous direz-vous ? Tout un tas de choses…

Par exemple, établir des cotations d’œuvres et d’artistes. Elaborer la traçabilité la plus exhaustive possible concernant une peinture ou son auteur… Concevoir des rapports sur la santé économique du marché de l’art (nous abordons ce sujet ici), ou même mettre au point des algorithmes servant à constituer de nouveaux modèles économiques via des sites ou des applications… Tout cela pour ne citer que quelques exemples.

En accumulant un maximum de data depuis 1997, Artprice est ainsi devenu, en l’espace de vingt ans, un acteur bénéficiant d’une visibilité incontestable sur le marché de l’art international. Vous l’aurez donc compris : il y en a, des intérêts, dans tout ça… Et pas qu’un peu.

L’une des plus grandes bases de données sur le marché de l’art

De fait, le bilan chiffré d’Artprice est relativement impressionnant. Aujourd’hui, la société revendique fièrement 27 millions d’indices dans son domaine, ainsi que les résultats de ventes concernant plus de 500 000 artistes. Pour en arriver à un tel résultat, Thierry Ehrmann et ses collaborateurs ont mis au point une stratégie de datamining fondée sur trois sources principales.

D’abord, Artprice effectue un prélèvement direct de données issues d’environ 6 000 maisons de vente réparties dans le monde entier. La société est également associée avec d’autres groupes spécialisés dans l’accumulation de bases de données sur le marché de l’art. Artprice a ainsi conclu il y a peu un partenariat avec Artron, la plus grande base de données pour le marché de l’art chinois. Artron est également associée avec Art Basel pour l’élaboration du rapport annuel de la foire. Artprice recueille aussi de nombreuses données en provenance de professionnels et d’indicateurs spécialisés dans le milieu.

Le recueil de ces informations professionnelles est complété par l’accumulation de données extraites du fonds d’archives d’Artprice. Une bibliothèque composée de millions d’ouvrages et d’illustrations en tous genres, sur laquelle veille jalousement Thierry Ehrmann en sa demeure… Depuis 1997, la bibliothèque est enrichie de nouvelles acquisitions au fil des années.

Enfin, Artprice effectue un travail permanent de sourcing indirect, en veillant sur les sorties de presse quotidiennes, hebdomadaires et mensuelles, ainsi que sur toutes sortes de publications (Internet, livres, revues…).

La Demeure du Chaos, temple de la data

Et dans le monde concret, comment tout cela se traduit-il ? Par la Demeure du Chaos, pardi ! Oui, la Demeure du Chaos… Un ancien relais de poste désaffecté, situé à Saint-Romain-au-Mont-d’Or, dans le Rhône.

la demeure du chaos © Thierry Ehrmann

la demeure du chaos © Thierry Ehrmann


la demeure du chaos © Thierry Ehrmann

la demeure du chaos © Thierry Ehrmann


la demeure du chaos © Thierry Ehrmann

la demeure du chaos © Thierry Ehrmann

En 1999, Thierry Ehrmann rachète cette grande ruine de 12 000 m² pour en faire le siège social du groupe Serveur. Et bien plus encore : car dès le départ, le nouveau propriétaire des lieux n’hésite pas à revoir la décoration. Il adapte l’ancien relais à ses goûts bien particuliers, pour le plus grand bonheur de ses voisins.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas encore cette noble demeure, voici une vidéo présentant des prises de vue effectuées grâce à un drone. La bande originale, digne de ce nom, ne manquera pas de vous replonger dans la grande ambiance techno des années 1990 (ne ratez pas le snare rush à 00:30, un cas d’école).

Au fil des années, la Demeure du Chaos est ainsi devenue un vaste terrain de jeu artistique… Thierry Ehrmann y a entassé des centaines, des milliers d’œuvres d’art. Comme vous pouvez le constater, toutes reflètent un état d’esprit un brin catastrophiste.

Le fondateur du groupe Serveur s’est toujours dit profondément impacté par les événements du 11 septembre 2001. À ses yeux, la destruction des Twin Towers constitue un acte symbolique, témoignant de la fin annoncée de notre société moderne. Au cas où on ne comprendrait pas, c’est même écrit sur les murs de sa maison.

Quand la datawar fait rage

Cela est-il vraiment surprenant ? Si le groupe Serveur est aujourd’hui connu pour son activité dans l’accumulation de données, il ne l’est pas moins pour les nombreux procès et autres recours en justice dans lesquels il se trouve engagé.

La plupart des affaires ont trait à deux sujets essentiels. Il y a d’abord la Demeure du Chaos elle-même, qui pose problème. Pour beaucoup, il s’agirait là d’une œuvre d’art, d’un nouveau Palais du Facteur Cheval version hardcore. Ceux qui vivent à proximité ont néanmoins une autre vision des choses.

L’autre sujet de discorde nous intéresse ici davantage : il concerne l’activité financière et boursière du groupe Serveur. Les nombreux contentieux dans lesquels la société de Thierry Ehrmann se trouve impliquée laissent transparaître les forces engagées dans la guerre informatique que se livrent les acteurs du marché de l’art à grande échelle.

En 2010, la société Christie’s intente un procès à Artprice en l’accusant de violation des droits d’auteur. Motif de la plainte : utilisation non consentie des images du catalogue de la maison britannique… Un prétexte d’un autre âge à l’heure d’Internet, pourront se dire certains. La maison de ventes réclame alors 63 millions d’euros à Thierry Ehrmann. Nombreux sont les observateurs à voir dans cette attaque, au moment de l’affaire, une tentative déguisée pour affaiblir le groupe Serveur. Voire même, pour se l’accaparer à moindres frais…

Autre exemple, non moins intéressant : celui qui oppose Artprice au Conseil des Ventes Volontaires en 2004. Le CVV, encore tout-puissant en France, décide alors d’interdire à Artprice de créer un service de vente aux enchères en ligne. Thierry Ehrmann lance finalement son projet aux États-Unis, qui deviendra Artmarket.com. Le site semble aujourd’hui en jachère, mais l’histoire est probante.

Dans un autre esprit, on peut enfin évoquer  le différend qui oppose en 2009 Thierry Ehrmann à son ancien employé Marc Tallec. En conflit avec le fondateur d’Artprice, Marc Tallec publie une vidéo sur Dailymotion, visant à montrer que l’indice d’Artprice (Art Market Confidence Index) serait inefficace. « C’est censé représenter l’indice du marché de l’art et n’importe qui peut le faire varier en répondant à un QCM à la con, avait déclaré Marc Tallec en 2009… Y a pas d’algorithme, y a rien, c’est du grand n’importe quoi ! ». Marc Tallec sera finalement condamné par le tribunal correctionnel de Lyon en 2012.

En seulement vingt ans d’activité, le groupe Serveur compte ainsi plus d’une dizaine d’affaires marquantes, avec pourvois en cassation à la clef… Mais peut-être, au-delà des  polémiques, l’apport le plus intéressant d’Artprice se situe-t-il encore ailleurs. Derrière les guerres de chiffres et les procès se profile une vision théorique plus large, qui se replace dans l’esprit des évolutions majeures de notre temps.

Un changement de paradigme : du capitalisme vers l’algocratie

Il suffit de survoler le site d’Artprice ou même de faire défiler le blog de Thierry Ehrmann pendant quelques minutes, pour constater que le fondateur du groupe Serveur fait souvent référence à des noms pour le moins évocateurs en matière d’informatique et de communication. Au fil de ses posts, Thierry Ehrmann renvoie constamment à d’éminents personnages comme Jérémy Rifkin ou Claude Shannon.

Jérémy Rifkin est l’un des fers de lance de la troisième révolution industrielle. On vous passera les détails, mais globalement, il s’agit de mettre en place un nouveau système économique fondé sur une répartition horizontale des ressources – et non plus sur une répartition verticale traditionnelle.

Claude Shannon, lui, est davantage connu pour son œuvre de théoricien de l’information. Dès les années 1940, il est l’un des premiers à avoir converti les messages émis et reçus en données mesurables et observables. Le sujet étant à lui seul relativement vaste, nous vous renvoyons vers la page Wikipedia consacrée à la question. Celle-ci permet déjà de se faire une idée générale.

Théorie de l'information

Théorie de l’information

À l’heure de la disruption, il n’est pas très surprenant  de voir les noms de ces intellectuels resurgir sur le devant de la scène. Thierry Ehrmann en fait une source d’inspiration depuis longtemps. Le fondateur d’Artprice poursuit ainsi un but clairement assumé : ouvrir, grâce à Internet, l’accès de l’information à tous.

Sur son blog, il distille les éléments de sa théorie générale : Artprice participerait à la mise en place d’un nouvel équilibre des forces. Cette évolution augurerait d’un changement de paradigme, par lequel la valeur-argent serait peu à peu remplacée par celle de la donnée… Pour assister, in fine, à une redistribution complète des richesses. Le stade ultime de la disruption.

Une vision pour le moins théâtrale, pourra-t-on penser, qui sonne finalement très « années 2000″… Car il y a belle lurette qu’Internet n’est plus l’espace de liberté citoyen dont certains avaient pu rêver. Et au vu des évolutions actuelles, cela ne semble pas prêt de s’arranger.

Certes, la révolution technologique marque incontestablement le début du XXIe siècle. Elle est même sans précédent dans l’histoire de l’Humanité. Mais technologique ou pas, cette révolution garde en elle les fondamentaux des grands renversements historiques. Les bénéfices, quels qu’ils soient, ne profiteront pas à tout le monde. Et si l’ordre nouveau, à terme, se révélait encore plus sévère que le précédent ?

Qui vivra, verra. Qui accumulera, dominera. Les temps ont-ils vraiment changé ?

Par Nicolas Laurent

Pour prolonger la visite dans la Demeure du Chaos, petit tour du propriétaire par le maître des lieux :