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THE FARM vous propose une plongée au cœur du marché digital de l’art ! Grâce à une série de trois articles consacrés au big data, découvrez comment la révolution d’Internet et des nouvelles technologies impacte le secteur au-delà de toutes les prévisions. Aujourd’hui, notre premier volet : la naissance du marché de l’art 2.0.

Le marché de l’art et la data, une histoire vieille comme Internet

Pour bien comprendre l’impact de la data dans le marché de l’art, un petit retour en arrière s’impose. Derrière le terme « data », que l’on peut traduire par « donnée informatique » en français, se cache en effet l’histoire de la naissance de l’informatique qui se développe après la Seconde Guerre mondiale. Tout a commencé il y a quelques décennies, à l’aube de l’Internet moderne…

Une brève histoire de la data

Si la naissance et le développement des réseaux informatiques remontent à l’époque de la Seconde Guerre mondiale, le basculement vers l’Internet tel qu’on le connaît aujourd’hui date essentiellement de la fin des années 1960. C’est en effet en 1969 que des chercheurs américains créent ARPANET, le premier réseau informatique de l’histoire.

L’idée ? Alors que jusqu’ici les réseaux d’échanges étaient conçus sur la base d’un système centralisé, les informaticiens imaginent un maillage fait de « nœuds » d’informations, de carrefours numériques par lesquels transitent les données. Chaque nœud est ainsi rattaché à un moniteur différent : le réseau est décentralisé. En théorie, Internet devient dès lors un système incontrôlable et indestructible ; tout du moins, tant qu’il existera de l’électricité et des ordinateurs sur Terre, ce qui laisse une certaine marge…

À partir du moment où le réseau par maillage est mis en place, l’information devient une donnée fluctuante dont la valeur grandit considérablement : ce nouveau système qui la contrôle, s’assure une position centrale vers laquelle convergent tous les acteurs. En somme, tout ce qui faisait l’intérêt du support techniquement décentralisé devient caduque du simple fait de la mise en place de champs gravitationnels autour de paquets d’informations. Si on veut, c’est un peu le sujet chaud du moment.

Schéma représentant l’Arpanet (via Wikipedia)

Avec la popularisation d’Internet auprès du grand public dès les années 1990, l’information se convertit en milliers, en millions, en milliards de données informatiques dispersées aux quatre coins du net en quelques années seulement. La data devient ainsi l’objet d’une ruée vers l’or technologique que tout le monde convoite avidement… Comme les autres domaines, le marché de l’art n’a pas échappé à cette révolution sans précédent dans l’histoire de l’Humanité.

La naissance du marché de l’art 2.0

1990 – 2010 : il aura suffi d’une vingtaine d’années seulement pour voir apparaître des milliers de sites Internet dédiés au marché de l’art sous les formes les plus diverses qui soient : plateformes de vente d’objets d’art, sites de courtage en ligne, blogs de professionnels et d’amateurs, services d’expertises et autres revues spécialisées…

Si bien qu’aujourd’hui, même les professionnels ont parfois du mal à se retrouver dans cette foisonnante jungle informatique. Pour l’heure, il est possible de distinguer deux catégories principales parmi les acteurs engagés sur la toile.

D’un côté, il y a d’abord ceux que l’on peut appeler les « pionniers », les anciens. Pour faire vite, ce sont les acteurs du marché de l’art qui avaient déjà une existence physique avant Internet et qui s’y sont adaptés. Ceux-ci possèdent souvent une culture d’entreprise marquée et ne font pas nécessairement d’Internet leur activité principale – même si celle-ci prend de plus en plus d’importance. Il s’agit par exemple des maisons de vente comme Christie’s et Sotheby’s, fondées au XVIIIe siècle.

De l’autre côté se situe la seconde catégorie d’acteurs : ceux que l’on peut appeler les pureplayers. Nés dans le sillage de la révolution technologique, ils sont pour les plus anciens âgés de 20 à 30 ans (bulle internet).

Il s’agit des plateformes de vente d’objets d’art (Heritage, Saatchi, Artsy), des annonceurs de vente (Interencheres, Barneby’s, Auction) ou encore de sites dédiés à l’expertise (Expertissim). Certaines de ces entreprises cumulent par ailleurs les activités comme la société française Artprice, qui se concentre à la fois sur la vente d’objets d’art et sur la collecte de data à grande échelle…

En ce qui concerne leur engagement sur Internet, ces deux catégories d’acteurs jouent souvent sur le même tableau. Mais il faut garder à l’esprit qu’elles n’ont ni les mêmes objectifs, ni les mêmes logiques de rentabilité, ni les mêmes coûts de fonctionnement… Quoi qu’il en soit, l’ensemble de ces pureplayers fonde leur présence sur la toile sur la circulation de l’information, plus encore que sur la simple activité de vente. Il convient donc d’accumuler le plus de données possibles, ou au moins se donner les moyens d’y avoir accès, pour s’assurer une place toujours plus grande dans le secteur…

The Microcosm of London (1808), une gravure représentant une salle de vente chez Christie’s (via Wikipedia)

Algocratie, quand tu nous tiens

À nouveau terrain, nouvelle stratégie. Ainsi, à partir des années 1990, la grande majorité des acteurs du marché de l’art se voit-elle contrainte de développer de nouvelles tactiques ajustées autour de la notion de data. Mais pour en faire quoi, précisément ?

À cette question, les réponses ne manquent pas. La collecte des données informatiques permet de faire de nombreuses choses, comme par exemple identifier le profil type des visiteurs d’un site marchand (analyse de comportement), la qualité des produits achetés ou recherchés (analyse de consommation), ou encore les informations les plus recherchées sur les artistes, les œuvres, les dates, les prix (analyse d’information). Sans même parler des données iconographiques, cruciales dans le milieu…

Qui accumule le plus de données devient donc central, vous l’aurez compris. D’autres l’ont compris aussi, depuis des années… Et bien loin de l’ambiance des salles de vente (ou pas tant que ça, justement), cela fait déjà longtemps que les leaders du marché de l’art se livrent en sous-main une « datawar » sans pitié pour prendre le dessus sur leurs concurrents.

Au pionnier américain Artnet, qui accumule la data du marché de l’art depuis 1989, se sont ainsi ajoutés au fil des années le français Artprice (sur lequel nous reviendrons bientôt), ArtTactic, ou encore Mei Moses Art Indices

Certains phénomènes apparus ces dernières années illustrent ainsi l’énergie avec laquelle les acteurs du marché de l’art prennent le soin de s’entredéchirer sur le sujet. L’un des exemples les plus probants à ce titre est sûrement la récente multiplication des fameux « rapports sur le marché de l’art »…

#1 Big Data Is Watching You – le Marché de l’art en ligne CODEX 1

Des rapports dopés à la data

Tout comme on ouvrait consciencieusement son Bénézit dans les années 1980, il semble aujourd’hui naturel à tout professionnel du marché de l’art de consulter chaque année, au mois de mars, le rapport Tefaf ou le rapport Art Basel, qui dressent l’état du marché de l’art mondial…

Le réflexe n’est pourtant pas très vieux : la foire hollandaise est la première à avoir investi le nouveau champ des rapports annuels dès les années 2000. Celle-ci s’est ensuite vue imitée dans cette voie par les plateformes Artnet et Artprice, par les assurances Hiscox et Axa, et depuis peu par la grande concurrente européenne Art Basel, qui désormais y va elle aussi de son petit rapport annuel.

Les rapports dont il est question ici ne traitent pas tous du même sujet. Certains, comme ceux de la Tefaf ou d’Art Basel, dressent chaque année un portrait général du marché de l’art. D’autres se concentrent davantage sur des domaines précis, qu’il s’agisse d’art asiatique, des artistes contemporains, ou encore du profil des collectionneurs.

Des foires internationales aux assureurs en passant par les plateformes de vente en ligne, on pourrait néanmoins s’étonner de la diversité des acteurs qui se positionnent sur ce créneau. Un article du Monde (Des rapports très abstraits sur le marché de l’art, Roxana Azimi) montrait par ailleurs récemment que les rapports traitant d’un même sujet pouvaient se contredire de façon parfois assez marquée. Ainsi le rapport Tefaf estimait-il en 2016 que le marché de l’art pesait 45 milliards de dollars, alors que le rapport Art Basel avançait lui un chiffre de 57 milliards de dollars, pour ne citer que cet exemple…

Ces disparités tiennent d’abord au fait que les acteurs concernés travaillent tous selon leurs propres méthodologies. Tous se fondent sur des définitions différentes des notions de « marchands », d’« artistes » ou de « plateformes de vente », sans parler du trou noir que représente le marché de gré à gré (une inconnue qui représenterait au moins deux à trois fois l’état du marché connu).

Chaque acteur travaille également avec des sociétés privées concurrentes dans l’accumulation de data. Ainsi la Tefaf dresse-t-elle son rapport annuel en collaboration avec Artnet, tandis que Sotheby’s a racheté de son côté la banque de données de Mei Moses Art Indices… La société Christie’s, elle, s’est récemment offert les services de la start-up Collectrium, spécialisée dans la gestion des collections.

À tout cela s’ajoute par ailleurs le sujet très discret des sociétés d’ingénieurs payées par de nombreux acteurs. Celles-ci ont pour mission de mettre au point les algorithmes les plus performants en matière de recherche informatique sur le marché de l’art : car chacun dans son coin cherche la formule de la nouvelle pierre philosophale…

L’intérêt commercial, enfin, n’est pas à négliger non plus. Qu’il s’agisse des foires, des assureurs ou des plateformes en ligne, les rapports qui paraissent chaque année sur le marché de l’art se situent toujours entre l’enquête statistique et la brochure publicitaire. Un rapport émanant d’une foire sera ainsi toujours pratique pour insister sur l’éventuelle baisse des achats en vente aux enchères. Un rapport émanant d’un assureur spécialisé, lui, servira idéalement à souligner le fait qu’un placement dans les œuvres d’art est plus sûr qu’un placement financier… Surtout en ces temps de crise.

À l’heure où des géants du marché de l’art en ligne commencent à émerger sur le marché, où des fusions entre entreprises se profilent à l’horizon et où de nouveaux acteurs, encore en devenir, ne sauraient tarder à faire parler d’eux, il est bien difficile de prédire aujourd’hui quel sera le visage du marché de l’art de demain… Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : la data n’a sûrement pas fini de faire parler d’elle.

Nicolas Laurent